Mozart : « La Flûte enchantée »

   « La Flûte enchantée »

Communication de Maryse Carrier

 « La Flûte enchantée » (« Die Zauberflöte » en allemand), ultime chef-d’œuvre de Mozart, au succès jamais démenti, fut créé à Vienne le 30 septembre 1791, durant une période particulièrement difficile pour le compositeur : problèmes de santé (il décèdera le 5 décembre 1791 à l’âge de 35 ans), difficultés financières, perte de son génial librettiste Lorenzo da Ponte… C’est avec enthousiasme qu’il accepta alors la proposition de son ami chanteur, directeur d’un théâtre à Vienne (Theater auf der Wieden), Emanuel Schikaneder : composer un « opéra populaire » inspiré d’un conte oriental, un Singspiel (alternant chants et dialogues parlés), proche de l’opéra comique français.
Dans la première scène de cet opéra, dont l’action se déroule dans une Egypte imaginaire, un jeune prince, Tamino, est aux prises avec un « serpent maléfique » ; il s’évanouit et sera sauvé par trois Dames qui vont abattre le monstre. Lorsque Tamino reprend ses esprits, il voit s’approcher un personnage truculent, volubile et même un peu fruste, l’oiseleur Papageno, qui se vante d’avoir lui-même tué le serpent ! Il sera puni par les 3 Dames qui poseront un cadenas sur sa bouche, car diront-elles, un tel cadenas sur la bouche des menteurs ferait régner partout «amour et fraternité » à la place « du fiel, de la calomnie et de la haine » ! En fait Mozart ici règle ses comptes avec le Clergé et la Cour de l’Empereur autrichien réactionnaire Léopold II, qui par la calomnie et des mensonges se sont opposés à « L’Enlèvement au sérail », « les Noces de Figaro » et bien sûr « La Flûte enchantée », ces 3 opéras défendant respectivement les principes de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité (thème majeur du dernier opéra) ! Notre devise républicaine, qui aurait été initiée par les francs-maçons et qui deviendra la leur en 1848 transparaît donc à travers trois opéras de Mozart ! (Précisons que la franc-maçonnerie, dont le berceau présumé serait l’Egypte, et venue d’Angleterre au 18ème siècle, s’est répandue très vite dans toute l’Europe et qu’elle avait le vent en poupe sous le règne de l’empereur d’Autriche Joseph II (frère et prédécesseur de Léopold II), protecteur de Mozart qui comme son librettiste Schikaneder fréquentait des loges maçonniques. Léopold II par contre, convaincu de la responsabilité de la franc-maçonnerie lors de la Révolution française de 1789, tiendra Mozart à distance.)
Et voici qu’apparaît sur son trône étoilé, la Reine de la Nuit : dans une magnifique aria, la Reine promet à Tamino la main de sa fille Pamina (dont le jeune homme s’est follement épris à la seule vue du portrait apporté par les trois Dames !), à condition que ce dernier la délivre du « scélérat », du « démon », du tyran » qui a osé l’enlever à sa mère, à savoir un certain Sarastro. Il est évident que ce nom fait référence à Zarasthustra, réformateur religieux iranien (en partie légendaire) du 7ème siècle avant notre ère, qui professa le mazdéisme (du dieu Ahura Mazda), religion monothéiste reposant sur les 2 principes du Bien et du Mal, dualisme régissant l’humanité entière.
Tamino va recevoir ensuite une « flûte d’or » et Papageno « des clochettes d’argent », instruments magiques aux pouvoirs surnaturels, grâce auxquels ils pourront par exemple dans le domaine de Sarastro charmer des animaux sauvages et neutraliser des esclaves menaçants armés de chaînes : ces instruments de musique font en effet régner « l’harmonie universelle », c’est-à-dire une fraternité universelle, sans laquelle « il n’est nul bonheur sur terre ».
En outre trois jeunes garçons « beaux, gracieux et sages » guideront les deux jeunes gens jusqu’au château (où le Maure Monostatos, le chef des esclaves, poursuit Pamina de ses assiduités) et sur un rythme ternaire ils conseilleront à Tamino d’être « ferme, patient et discret ». Il ne peut pas nous échapper à quel point le chiffre trois, chiffre maçonnique, symbole d’équilibre et d’harmonie, est présent dans cet opéra, tel un véritable leitmotiv.
A la fin du premier acte, Sarastro fait conduire les deux jeunes gens « dans le temple des épreuves, tête voilée, pour y être purifiés.»
Dans l’acte Il le rideau s’ouvre sur le temple de la Sagesse, où se déroule l’Assemblée solennelle des Prêtres, « serviteurs des dieux égyptiens Isis et Osiris », ces dieux dont certains philosophes francs-maçons, épris d’égyptomanie, tentent au 18ème siècle de réinventer les mystères. Sarastro, qui se présente ici tel le « Vénérable » d’une loge maçonnique lors d’une « Tenue », c’est-à-dire une réunion d’Initiés, évoque à présent l’initiation de Tamino, qui veut « déchirer les ténèbres qui voilent son regard pour apercevoir la lumière suprême ». Mais pour cela il va devoir affronter des épreuves dangereuses, pour lesquelles il aura besoin du soutien des prêtres, qui l’aideront sur le chemin de la Connaissance. Elèves, prêtres, Grand Prêtre, tout ceci rappelant les trois grades des loges maçonniques : apprenti, compagnon et Maître.
Le parcours initiatique des deux jeunes gens, inspiré des rites maçonniques, débutera (comme pour « l’apprenti ») par l’épreuve du silence : l’oiseleur, qui n’en a cure, va multiplier ses pitreries, animé uniquement du désir « de dormir, boire, manger et de mettre un jour la main sur une jolie petite femme… une tourterelle !
Tamino par contre se soumettra en élève modèle à cette épreuve, malgré le risque de plonger un jour Pamina dans un profond désespoir, car il ne répondra pas à ses questions. Persuadée qu’il ne l’aime plus, dans une magnifique aria exprimant une émouvante douleur élégiaque, Pamina envisagera même la mort libératrice comme la seule issue à ses tourments.
En fait Pamina dans un autre registre subit elle aussi une série d’épreuves : le mutisme inexplicable de Tamino, les assiduités insupportables de Monostatos qui veut toujours assouvir sa passion malsaine pour elle, mais auquel Mozart toutefois a attribué de sincères sentiments humains. Et elle devra également affronter le courroux de sa mère, la Reine de la Nuit, dont la voix explose dans un air mondialement connu de haine et de vengeance, avec Fa suraigus, spectaculaires arpèges lancées jusqu’au contre-fa, périlleux triolets, que quelques sopranos seulement parviennent à chanter ; cette Reine au bord de la folie, ne se maîtrisant plus, demande en effet à sa fille de tuer Sarastro et de lui rendre le « puissant cercle solaire aux 7 auréoles » que Sarastro porte sur sa poitrine. Car le mari de la Reine, le père de Pamina, le prédécesseur de Sarastro, a légué à Sarastro et non à elle, son épouse, ce fameux instrument du pouvoir, dont elle s’estime frustrée : « Si Sarastro ne succombe pas de ta main… tu ne seras plus ma fille… Ecoutez, dieux vengeurs ! Ecoutez le serment d’une mère ! » s’écrie-t-elle à la fin.
Dans une célèbre réponse, Sarastro (remarquable voix de basse), prônant le pardon, le triomphe de l’amour sur l’esprit de haine et de vengeance, explique à Pamina qu’il sait tout sur les intentions et les sentiments de la Reine.
Or ces deux passages, les imprécations de la Reine et la réponse de Sarasto (couple ô combien antagoniste !) constituent le nœud central de toute l’œuvre : la Reine de la Nuit, dont le nom à lui seul évoque les ténèbres, symbolise l’ignorance, les préjugés, les mensonges, l’obscurantisme ; mais dans ses excès, sa passion dévastatrice, elle est également la représentante du « Sturm un Drang » (« Assaut et Tempête »), un courant du 18ème siècle, précurseur du romantisme allemand, qui s’opposait au courant précédent, appelé « Aufklärung » ou Philosophie des Lumières, dont Mozart était un adepte. Et Sarastro, le Grand Prêtre de la Lumière, donc de la connaissance, de la vérité, de la sagesse, qui va jusqu’à pardonner à ses ennemis, n’est donc pas « le démon puissant et maléfique » décrit par la Reine, mais il évoque par maints aspects le « despote éclairé », tolérant, généreux, affirmant que « la sagesse et la raison vaincront ».
Malgré le fait qu’il séquestre Pamina, qu’il a enlevée, malgré la présence d’esclaves dans son domaine et son apparent mépris des Noirs, qu’il peut même faire fouetter, malgré quelques propos misogynes, il est bien le représentant des idées propagées par tous les philosophes du siècle des Lumières (Montesquieu, Diderot et d’Alembert, Rousseau, Voltaire…), avec souvent leurs contradictions… D’autre part nous savons que la plupart de ces philosophes, écrivains, ainsi que des hommes politiques, comme d’ailleurs une grande partie de l’intelligentsia européenne dite « éclairée » du 18ème siècle, furent très influencés par les idéaux de la franc-maçonnerie.
En tout cas et pour le plus grand bonheur de Mozart, ce fameux « Air de Sarastro » était chanté régulièrement dans la loge maçonnique de « l’Espérance couronnée » que le compositeur a fréquentée à la fin de sa vie après celle de la « Bienfaisance ».
Ce deuxième acte se termine sur un grand Finale composé de 5 remarquables tableaux :
Dans le premier, l’intervention providentielle des trois Garçons empêche Pamina de se suicider.
Dans le second sont évoquées la victoire sur la peur de la mort et la purification par les quatre éléments (feu, eau, air, terre : fameux quaternaire maçonnique) – mais nous n’en verrons que deux. Et voici Pamina, magnifique Pamina, qui va à présent remplacer Papageno, ravi de laisser sa place : elle veut en effet rester à côte de Tamino, pour affronter les deux dernières épreuves, les plus dangereuses, les épreuves du feu et de l‘eau, et surtout pour le « guider », faisant d’elle une femme étonnamment moderne, courageuse, « digne d’être initiée » précisent Tamino et les maitres d’armes !
Mozart, qui prônait l’ère de la franc-maçonnerie mixte, adresse en fait ici indirectement et audacieusement une critique à tous ceux qui s’opposaient à l’égalité de l’homme et de la femme, à savoir l’Eglise, la Cour, la Franc-maçonnerie, la société en général… cette problématique trouvant un écho certain au sein de la société actuelle…
« Joue de ta flûte enchantée » dit ensuite Pamina à Tamino, « qu’elle nous protège sur notre route !», ajoutant : « Par la magie de la musique, nous traversons sans peur les ténèbres de la mort !», ce qui signifie que la flûte est magique et non enchantée, car elle ne subit pas l’enchantement, elle le crée. Et c’est bien cette flûte que l’on entendra durant la traversée des épreuves, sachant que dans tout cet opéra l’orchestration – fait unique dans l’histoire de l’opéra – a privilégié les instruments à vent (surtout clarinettes, cors de basset et solennels trombones), traditionnellement associés aux rituels maçonniques.
Les épreuves symboliques du feu et de l’eau, destinées à conduire le futur couple vers la Connaissance et la Lumière des Initiés, ayant été brillamment franchies, un chœur triomphal célèbre leur victoire : « Vous avez triomphé du danger ! Vous êtes initiés aux rites d’Isis ! Venez, pénétrez dans le temple !»
Le troisième tableau nous permet de retrouver Papageno, sauvé in extremis du suicide par les trois Garçons : il avait été en effet séparé de son être cher, Papagena, car un officiant lui avait dit qu’il n’était « pas encore digne d’elle » ! Mais voici le double féminin de l’homme-oiseau qui réapparaît, ce qui donne lieu au célèbre duo du bégaiement aux comiques onomatopées, tous les deux envisageant déjà la « ribambelle » de petits Papageno et Papagena qu’ils vont se mettre à fabriquer tout de suite !
Nous saisissons bien ici que ce couple « populaire », destiné à plaire à un large public par son caractère naturel, spontané, par son côté un peu « commedia dell’arte », est destiné aussi à alléger l’atmosphère entre des scènes parfois tendues, comme ce fut le cas précédemment et avant la suivante.
Dans le quatrième tableau, la Reine de la Nuit, les trois Dames et Monostatos vont être engloutis dans les ténèbres éternelles alors que, tels des conspirateurs, ils s’étaient introduits furtivement dans le temple pour massacrer tous ses occupants.
Et dans le cinquième et dernier tableau Sarastro proclame en ces termes la victoire du Bien sur le Mal : « Victoire du soleil sur la nuit et fin des imposteurs » tandis que le chœur flamboyant des Prêtres célèbre la force morale, la sagesse et la beauté du couple noble et élu, digne représentant du plus bel « opera seria », destiné à succéder à Sarastro et à régner sur le royaume de la Lumière, qui sera repeuplé par Papageno et Papagena….

Admirée par Goethe et Beethoven, « la Flûte enchantée », à la fois comédie populaire et conte initiatique, testament philosophique et spirituel de Mozart, testament maçonnique, atteint au grandiose grâce à sa musique qui sublime un livret parfois énigmatique, voire ésotérique. Or cette musique est un « cas unique dans l’histoire de l’opéra », Mozart créant un nouveau genre d’opéra allemand, en juxtaposant la musique populaire viennoise, le Singspiel, avec les accents nobles et grandioses de « l’opera seria » et les vocalises les plus acrobatiques du « bel canto » italien.
Et grâce à ce mélange des genres le compositeur a su rendre attrayants et accessibles au plus grand nombre « le message élevé de la philosophie des Lumières » et tous les messages qui lui tenaient à cœur la veille de sa disparition, cette comédie populaire étant visiblement et surtout destinée à adresser un appel vibrant à l’humanité en vue de l’édification d’un monde meilleur.

Toulouse, le 18 janvier 2022