Communication 18 avril 2023 : « La Traviata »

« La Traviata »     Opéra de  Giuseppe VERDI

Communication de Maryse CARRIER (52ème fauteuil)
18 avril 2023
devant l’Académie du Languedoc

 

Pourquoi présenter « La Traviata » aujourd’hui ? Parce que cet opéra figure au programme du Capitole du 21 au 30 avril prochain.

Comme vous le savez peut-être déjà, le samedi 29 avril, un écran géant sera déployé place du Capitole pour retransmettre en direct les deux matchs de rugby et de foot et entre les deux à 18h : retransmission de « La Traviata » en direct de la scène du théâtre du Capitole !

Pour composer en 1853 «La Traviata», sur un livret de Francesco Maria Piave, Verdi s’inspira de la pièce de théâtre au succès retentissant « La Dame aux camélias » (1848) d’Alexandre Dumas fils, tirée de son roman homonyme, largement autobiographique, relatant l’histoire d’amour impossible entre l’auteur et une courtisane Marie Duplessis, morte de la phtisie à 23 ans. Chez Dumas l’auteur deviendra Armand Duval (mêmes initiales !) et Marie, Marguerite Gautier.  Mais ces deux héros deviendront chez Verdi Violetta Valéry et Alfredo Germont…

Malgré un début difficile, cet opéra en trois actes connaîtra un succès jamais démenti et deviendra bientôt l‘un des plus applaudis au monde.

                             Après un émouvant prélude, les premières scènes du premier acte nous plongent dans l’ambiance particulièrement festive, frivole et un rien délétère d’un salon parisien très bourgeois du 19ème siècle, où se déroule la fête organisée par et chez Violetta Valery, une courtisane de haut rang, mais dont l’état de santé est très précaire, puisqu’elle souffre de phtisie, c’est-à-dire de la tuberculose, disent plusieurs convives. Et pourtant nous entendons Violetta affirmer son credo, son frénétique Carpe diem, à savoir : « Je me donne au plaisir,  c’est le meilleur remède à mes malheurs », répète-t-elle en effet avant d’entonner avec  tous les invités la célèbre chanson à boire, le fameux Brindisi.

        Et voici qu’un invité, un jeune homme, Alfredo Germont, va bientôt exprimer à Violeta la profonde et sincère passion qu’il éprouve pour elle. Violetta le met en garde contre elle-même mais lui offre toutefois le camélia de son corsage…

        Puis, les invités partis, dans une magnifique et célèbre aria, où elle avoue le « trouble de son âme », et qui se terminera dans une « gigantesque pyrotechnie vocale » (réservée à des cantatrices hors pair, à « una donna di prima forza » comme disait Verdi qui ne ménageait pas les cordes vocales de ses interprètes !), Violetta vocalisera plusieurs fois sur le mot « Gioir ! », c’est à dire « Jouir ! Jouir ! » et surtout « Sempre libera !»  (« Toujours libre !»).

                                        Que dire de ce premier acte ?  Qu’il s’inscrit sous le double signe de la fête mais aussi de la passion d’un jeune homme romantique, épris d’une pétulante courtisane, personnage principal de cet opéra, « La Traviata », qui signifie la dévoyée.  

        N’oublions pas que l’action se situe vers 1850 c’est à dire durant le Second Empire, ce qui rappelle d’ailleurs « La Vie parisienne » d’Offenbach et toute la capitale vibrait alors au rythme des plaisirs annonciateurs de la Belle Epoque.

          Et n’oublions pas non plus qu’au 19ème s. Paris était la ville des courtisanes, qui souvent mouraient jeunes et qui ne devaient pas tomber amoureuses, car elles risquaient alors de perdre leur protecteur et surtout leur fortune. On les nommait courtisanes, demi-mondaines, horizontales ou lorettes (du nom d’un quartier parisien). Elles ont fait tourné les têtes, ruiné quelques têtes couronnées…

           Tout cela nous rappelle quelques chefs-d’œuvre littéraires, comme par exemple : « Marion Delorme » de Victor Hugo, « Nana » de Zola, « Splendeurs et Misères des courtisanes » de Balzac et au siècle précédent « Manon Lescaut » de l’abbé Prévost.

Deux autres figures emblématiques  vont marquer également leur époque : Sarah Bernhardt, « la Divine », artiste multi-talents mais qui a su aussi vivre de ses charmes  comme sa mère, une demi-mondaine… Et pour le 100ème anniversaire de sa mort (26 mars 1923), une expo lui est consacrée en ce moment au Petit Palais à Paris jusqu’à la fin août.

La Belle Otero également, dont les charmes faisaient chavirer les cœurs et qui, annonçant un jour son tarif à un roi des Belges médusé (le roi Léopold II), lui précisa : « Mais à ce prix-là vous aurez aussi le petit déjeuner ! ». Il paraît qu’elle se serait retirée à la tête d’une fortune colossale !

           Certes les courtisanes ont toujours existé, mais elles étaient nombreuses sous le Second Empire, que Zola qualifia d’ « immense lupanar ». Car Paris en effet, notre capitale « dévergondée », n’était que le reflet d’une société en pleine mutation, où tout le monde voulait profiter de la manne de la révolution industrielle et où l’on vit en outre émerger une nouvelle classe sociale, la haute et moyenne bourgeoisie, qui ne pensait qu’à singer les us et coutumes des aristocrates.               

                             Dans l’acte II nous retrouvons Violetta dans une maison de campagne près de Paris car par amour pour Alfredo elle a renoncé aux séductions de la vie parisienne. Mais nous apprenons qu’elle est en train de vendre tous ses biens pour subvenir à leurs besoins.

        Et voici que Germont, le père d’Alfredo – absent pour le moment – entre en scène. S’ensuit un long et poignant duo de 20mn, entre lui et Violetta, l’une des plus belles scènes du théâtre de Verdi et surtout point de bascule de cet opéra !

Germont en effet va tout d’abord se livrer à un véritable chantage affectif : craignant que la liaison indigne de Violetta et Alfredo porte préjudice à son fils mais aussi à la réputation de sa fille, promise à un beau parti, il demande à la jeune femme de renoncer à Alfredo. « Plutôt mourir » s’écrie-t-elle !

 Ce père va ensuite développer avec cynisme des arguments spécieux sur le temps qui tue les charmes, sur l’ennui qui s’installe dans un couple et ose terminer en affirmant qu’il n’est lui-même que le messager de Dieu…

C’est alors que se produit l’impensable : Violetta dans sa grande générosité décide de se sacrifier par amour, sachant qu’elle en mourra, ce qui va même émouvoir Germont !

          Puis dans une fameuse lettre à Alfredo, Violetta – seule à présent – annonce à ce dernier qu’elle retourne à son ancienne vie, vers son ancien protecteur, tandis que nous entendons un solo de clarinette d’une écriture déchirante.

         Mais lorsqu’arrive Alfredo, Violetta, bien que très agitée, ne dévoile rien à son amant, à qui elle s’adresse en ces termes : « Aime-moi, Alfredo ! Oh, aime-moi, comme je t’aime ! ». On peut dire que l’orchestre ici explose, c’est l’un des sommets émotionnels de l’opéra, une phrase de feu, un « parangon de la déclaration d’amour ». Or Alfredo, sans doute un peu naïf, ne comprendra que lorsqu’un valet lui apportera plus tard la lettre de Violeta.

          Alfredo, atterré, décidera alors de partir à Paris, pour retrouver sa maîtresse dans l’hôtel particulier de son amie Flora, où comme au tout début la fête bat son plein avec des invités travestis en bohémiennes, matadors, picadors espagnols (La corrida, un sujet récent à l’époque, puisqu’importée en France en 1853 – date de la création de cet opéra – lors du mariage de Napoléon III avec Eugénie de Montijo, grande amie de Prosper Mérimée qui avait rédigé vers 1830 les fameuses « Lettres d’Espagne »)

             Il faut bien voir que tous ces divertissements, ces fêtes (qui ont toujours fasciné Verdi) permettent en fait au compositeur de détendre l’atmosphère après les affrontements auxquels nous venons d’assister et avant ceux qui se préparent, sachant que malgré l’apparente frivolité de la fête, le thème de la corrida, comme plus tard dans l’opéra « Carmen » créé en 1875,  induit en filigrane un registre plutôt dramatique !

           Et voici qu’Alfredo, animé d’une impitoyable jalousie et d’un pitoyable désir de vengeance, arrive chez Flora. Il va couvrir Violetta d’insultes et perdant tout contrôle, dans un geste aussi théâtral que vulgaire, il humilie publiquement son ancienne maîtresse en jetant son argent aux pieds de cette femme, car  dit-il « elle a gaspillé pour moi toute sa fortune… je veux effacer une telle tache » ! Tous les invités, sidérés, ne peuvent que stigmatiser la conduite d’Alfredo.               

                           En fait dans ce deuxième acte Violetta se heurte à plusieurs obstacles : le premier s’appelle Germont, ce père tout corseté dans ses certitudes et sa morale bourgeoise.

Rappelons que l’implacable puissance patriarcale qui avait été dénoncée par les révolutionnaires de 1789, a été rétablie par le Code civil de Napoléon, octroyant à nouveau l’autorité du mari sur sa femme, du père sur ses enfants. Et c’est au nom de cet ordre bourgeois que Germont revendique pour sa fille un beau mariage non entaché d’une liaison déshonorante au sein de sa famille.

          Mais nous savons bien que la plupart des écrivains du 19ème siècle, de Stendhal à Baudelaire, de Flaubert aux frères Goncourt, de même que Maupassant, ont choisi le célibat pour célébrer l’amour libre et dénoncer l’hypocrisie de leur milieu, sachant que les bons bourgeois de l’époque, tous avec épouses, après une rude journée de tracas boursiers, adoraient aller s’encanailler dans les bras d’une courtisane qu’ils entretenaient !

 Mais le deuxième obstacle, n’est-il pas Violetta elle-même ? Ne dit-elle pas en effet à Germont : « A la malheureuse/ qui un jour est tombée/ tout espoir est enlevé de se racheter/ Si Dieu même clément lui pardonne/l’homme pour elle sera impitoyable ». C’est pourquoi Violetta, consciente de la fatalité, de la malédiction qui pèse sur elle, décide de se sacrifier. Reconnaissant son indignité, elle trouve juste son châtiment et l’accepte.

        Par ailleurs le personnage de Germont a peut-être été inspiré à Dumas fils par la figure de son propre père, qui n’a reconnu son fils qu’à l’âge de 7 ans et qui l’obligera à rompre avec la demi-mondaine Marie Duplessis, craignant que son fils lègue toute sa fortune à cette femme.

D’autre part nous savons que Verdi a vécu plusieurs années au grand jour son amour hors mariage avec Guiseppina Strepponi, une soprano italienne, qu’il épousera plus tard, mais qui n’a jamais été acceptée par les habitants de sa commune de Busseto, cet opéra se révélant peut-être comme un miroir accusateur tendu à ses contemporains. 

                        Le troisième et dernier acte est placé sous le signe de l’attente. D’action il n’y en a plus. Tout ici concourt au pathétique.

          Violetta lit la célèbre lettre de Germont : il lui apprend qu’il a révélé à Alfredo le sacrifice qu’elle a fait pour lui et qu’Alfredo va venir chercher son pardon !

Mais Violetta, désespérée et visiblement très souffrante, sent de plus en plus l’approche de la mort : « Adieu ô vie/ Adieu, beaux rêves souriants du passé… » et elle implore Dieu de lui pardonner et de la recueillir, les auteurs n’hésitant pas à faire appel ici à la religion. Car cet acte III, point ultime de la chute physique, matérielle (elle est ruinée à présent), sociale de Violeta, se révèle comme l’apogée de l’ascension morale de la courtisane.

         Dehors le Carnaval bat son plein, cette bacchanale ne faisant que souligner la déchéance sociale de Violetta, totalement exclue à présent de ces fêtes qui nourrissaient précédemment son existence.

          Et lorsqu’enfin arrive Alfredo, dans un duo particulièrement bouleversant et dithyrambique, les deux amants s’embrassent, s’enlacent, s’enflamment, échangeant promesses radieuses et pardons mutuels. Mais la cruelle réalité impose sa loi : « Ah ! grand Dieu, mourir si jeune !» se lamente la jeune femme.

          Puis dans un nouvel élan de grande générosité, Violetta adjure Alfredo de ne pas l’oublier mais d’épouser une femme digne de lui, à laquelle il offrira son portrait, qu’elle lui donne, ce portait scellant d’une certaine façon la réconciliation du monde bourgeois et de son monde à elle que par ce geste elle transcende. Et elle ajoute qu’au ciel elle priera pour eux.

            Et enfin croyant soudain sentir en elle une « force insolite », telle une renaissance, elle prononce ce fameux cri d’extase terminal « Oh, joie !», puis brusquement elle s’effondre, morte. Morte de maladie ou d’amour ou des deux à la fois ?

                     Ce troisième et dernier acte nous renvoie tout d’abord à une profonde préoccupation de Verdi, qui craignait alors de perdre sa compagne malade, Guiseppina Strepponi. Il faut dire que la mort a souvent frappé Verdi (sa première épouse jeune, ses 2 enfants en bas âge et à un an d’intervalle) et Verdi ressentait la mort comme une malédiction qui pesait lourdement sur son destin, « Maledizione ! » répétait-il souvent.

         Mais au-delà des considérations personnelles concernant le compositeur, il faut reconnaître que Violetta, comme d’ailleurs Isolde, Lulu, Carmen, La Tosca… toutes ces grandes passionnées connaissent une forme de purification, de rédemption par l’amour.

Or cet amour dévastateur nourrit inexorablement aux tréfonds de lui-même le germe d’un destin fatal, ce qui est la caractéristique essentielle de la tragédie, à laquelle il confère d’ailleurs sa dignité, sa grandeur, sa noblesse.

Et Violetta dans sa grandeur pathétique illustre bien l’un des thèmes chers aux romantiques, celui de la courtisane réhabilitée certes par l’amour… mais aussi par la mort.

En conclusion on peut dire que cet opéra est le poème d’un amour absolu et impossible, d’un sacrifice cruel et il nous offre sans doute la plus belle étude psychologique de tout le théâtre lyrique romantique.

Mais c’est aussi, comme nous l’avons vu, un mélodrame social, servant de prétexte à la critique d’une certaine hypocrisie de la bourgeoisie. Et n’est-ce pas elle, la courtisane, la Traviata, la dévoyée, qui donne des leçons de grandeur d’âme, de générosité, d’héroïsme du cœur brisé, aux bien-pensants, aux bourgeois de cette société du 19ème siècle, dont elle est finalement une victime expiatoire ?   

 Bref cet opéra est la tragédie de la disgrâce et de la grâce, où la souffrance se fait musique, où les déchirements se traduisent en accents élégiaques, harmonieux et purs grâce bien sûr au génie de Verdi !