Prix Goncourt des Lycéens 2020 « Les Impatientes »

« Les Impatientes » de Djaïli Amadou Amal
Prix Goncourt des Lycéens 2020

par Maryse CARRIER
Membre associé

Le roman « Les Impatientes » fut une véritable révélation, permettant au grand public de découvrir Djaïli Amadou Amal, auteur camerounaise inconnue jusqu’à présent en France, révélée grâce à Emmanuelle Colas, éditrice inspirée d’une petite maison d’édition, et grâce à l’obtention surprise du Prix Goncourt des Lycéens 2020.

Ce roman qui met en scène la vie quotidienne de trois femmes débute par une somptueuse et effervescente fête d’un double mariage au sein de la bourgeoisie peule au Sahel : tout n’est que luxe ostentatoire avec « chants des griots mêlés aux youyous des femmes et accompagnés de joueurs de luth et de tambourin… ». Suivra un « banquet gargantuesque » dont  les femmes seront exclues !
Mais ces festivités ne cachent-elles pas en réalité un drame ? Les deux futures épouses, les toute jeunes Ramla et Hindou, deux demi-sœurs, vont être en effet mariées de force à un homme qu’elles n’aiment pas et sont plongées dans la désespérance. Alors que leur père notamment et d’autres membres de la famille leur prodiguent sans cesse des conseils « avisés » tels que « Patience, munyal, mes filles, car la patience est une vertu et une prescription divine », ainsi que  « Soyez soumises !» et alors que leur oncle leur énumère les trente commandements du Coran donnés « de génération en génération à toute nouvelle mariée », elles vivent toutes les deux un véritable cauchemar.
« Une rage impuissante et muette m’étrangle», pleure  Ramla, car cette union l’oblige non seulement à abandonner ses études pour devenir pharmacienne mais aussi à rompre avec Aminou, son grand amour. Son oncle en effet a décidé qu’elle devait épouser « l’homme le plus important et le plus riche de la ville » !
Toutes ses suppliques auprès de son père et de son oncle, pour qu’ils reviennent sur leurs décisions, ne se heurteront qu’à des refus et même à des menaces de sévices corporels. Pourquoi continuer d’ailleurs à penser à Aminou ? Tout cela n’est qu’ « enfantillage… l’amour n’existe pas avant le mariage, Ramla. Il est temps que tu redescendes sur terre. On n’est pas chez les Blancs ici…», lui dit sa mère, ravie à l’idée que ce beau mariage va « faire pâlir de jalousie toutes les coépouses » et mettre en outre sa fille à l’abri du besoin.
Force est de constater que dans cette société où le père, le mari ont « tous les droits et la femme tous les devoirs », toutes ces mères prisonnières d’un système ancestral qu’elles reproduisent, ne semblent pas prendre toujours la mesure exacte de la violence faite aux femmes, induite indubitablement par tous ces mariages précoces et forcés, auxquels elles-mêmes furent pourtant soumises.
Et même si le jour du mariage de leurs filles, mères et tantes affichent des « yeux rougis et si des larmes creusent des sillons profonds sur leurs joues ridées», elles accepteront toutes les décisions patriarcales, car dit le Coran : « Vous appartenez chacune à votre époux et lui devez une soumission totale instaurée par Allah » !
Après la cérémonie du mariage Ramla rejoindra Alhadji Issa, son époux de 50 ans « choisi par Dieu », dans sa vaste et luxueuse concession, puisque selon les propos de son père : « Le destin en a décidé ainsi ».
Le Prophète ne dit-il pas pourtant que « le consentement d’une fille à son mariage est obligatoire » ?…

Quant à Hindou, totalement effondrée, elle appartiendra désormais à la concession de son oncle Moussa, un frère de son père, car elle doit impérativement épouser son cousin Moubarak, alcoolique et drogué, un bon à rien, qui comme ses frères d’ailleurs volera même l’argent de son père.
La nuit de ses noces, Hindou sera « violée brutalement et même assommée d’un coup violent » car « elle fait preuve de réticences. » Personne ne s’en formalisera, même pas le médecin qui devra soigner son corps : « C’est un acte légitime » lui dit-on, « ce n’est pas un viol, c’est un acte d’amour », « soumission et respect à son époux » étant  les deux règles élémentaires et impératives qu’aucune femme ne doit jamais oublier… Et quel est le principal sujet d’inquiétude de la mère de Hindoue lorsque celle-ci vient un jour expliquer à ses parents que Moubarak peu après le mariage s’est enfermé un après-midi dans la chambre avec une fille ? : Pourvu que les coépouses – et rivales – n’apprennent  pas les déboires des  deux femmes ! Dans une concession en effet « où les femmes tournent en rond comme des lionnes… on ne se contente pas de détester sa coépouse mais on hait aussi toute sa progéniture. »
Suite à des menaces et à de violents coups répétés sur son corps recouvert bientôt de multiples hématomes ou ecchymoses (« à cause d’un malentendu » bien sûr, tout cela étant « dans l‘ordre des choses » !), Hindou décide un matin de quitter la concession. Bientôt retrouvée, elle sera alors flagellée par son père, fou de colère, qui frappera aussi sa mère, laquelle avait confié un jour à sa fille : « J’ai piétiné mes rêves pour mieux embrasser mes devoirs.»
Lors de l’accouchement de son premier enfant, on recommande à Hindou « de ne pas pleurer, de ne pas crier », sinon sa « dignité sera bafouée. C’est la volonté d’Allah d’accoucher dans la douleur.»
Hindou, anorexique à présent, est-elle devenue folle, est-elle possédée par un djinn malveillant ? « Combien de séances de prières ont murmuré les marabouts au dessus de ma tête ? » pense-t-elle, tandis qu’elle ne « supporte plus ni la vue ni la voix de son mari… de son père ou de son oncle » : Munyal, munyal ! Patience ! « Non, je ne suis pas folle, dit-elle. Pourquoi m’empêchez-vous de respirer ? Pourquoi m’empêchez-vous de vivre ? »

La troisième femme que nous rencontrons dans ce roman se prénomme Safira, la première et jusqu‘à présent l’unique épouse aimante de Alhadji Issa. Mais après 22 ans de mariage, Issa a pris une nouvelle femme, à peine plus âgée que la fille de Safira : « Je suis peut-être polygame, mais jusqu’à preuve du contraire je suis un homme libre et je fais ce que je veux », précise-t-il.
Or la présence de la nouvelle épouse, qui n’est autre que Ramla (que nous retrouvons ici)  provoque ire et implacable jalousie de la part de Safira, la daada-saaré, pilier de la maison et de toute la famille : « Je ne veux pas partager mon mari ni me résigner en victime expiatoire ! », s’écrie-t-elle immédiatement.
En parfait connaisseur des rivalités entre coépouses, « livrées à une concurrence féroce », Issa les prévient à travers ce chantage : « Si vous me rendez heureux par votre bonne conduite, je ne prendrai pas de troisième épouse » !
Safira va dès lors mettre tout en œuvre pour « reconquérir son mari, son amant » et ne veut surtout pas entendre parler de munyal, même si ce terme est prononcé par un marabout !
Redoutant par-dessus tout que Ramla tombe enceinte, car « chaque enfant qu’elle aura ne fera que diminuer l’héritage des siens », Safira va préparer sa vengeance : tout d’abord elle laisse croire à son mari que Ramla lui a dérobé 6 ou 7 millions, ce que celle-ci nie bien sûr, en criant au complot ! Furieux Issa va tout d’abord répudier les deux femmes, pour finalement les reprendre.
Mais « telle une araignée, Safira tisse inexorablement sa toile autour de son innocente coépouse », faisant croire à présent à Issa que Ramla a un amant. Issa accable la malheureuse, la frappe, la blesse avec un couteau tout en étant convaincu de son impunité au cas où il l’égorgerait, car « dans ce pays, dit-il,  les riches ont toujours raison.»
Après la fausse couche de Ramla, une amitié va étrangement se nouer entre ces deux femmes mais Ramla, trompant la vigilance des gardiens, va partir une nuit avant l’aube et s’évanouir dans la nature. Pour rejoindre son ancien fiancé ?
Persuadée qu’Issa reprendra une nouvelle épouse, Safira, consciente qu’elle ne reste pas dans cette concession uniquement « par amour mais pour protéger ses enfants et être à l’abri du besoin », pense à présent : « Peu importe l’épouse qui viendra… je dois garder mon calme… je lutterai… je gagnerai encore la bataille. »
Entend-elle les femmes de la famille lui répéter : « Et n’oublie pas, Safira : munyal, patience… » ?

« Les Impatientes », véritable réquisitoire contre des traditions sociales et religieuses ancestrales, à savoir le mariage forcé et la polygamie, pratiquées aujourd’hui encore dans de nombreux pays musulmans d’Afrique notamment, « laisse trois personnages féminins raconter leurs calvaires », leur descente aux enfers.
Djaïli Amadou Amal connaît bien ce sujet, pour avoir elle-même « subi deux maris épouvantables dans sa jeunesse », avant de créer l’association « Femmes du Sahel, d’épouser un mari ingénieur-écrivain » et de s’investir dans la littérature. Saluons cependant le courage de cette « impatiente » : ses prises de position, ses œuvres lui valent en effet toujours « pas mal d’attaques, voire de menaces sur les réseaux sociaux ou lors de conférences », de la part de tous ceux qui osent prétendre encore comme dans le roman qu’« une femme heureuse se reconnait à ses voyages à la Mecque ou à Dubai, à ses nombreux enfants et à sa belle décoration intérieure », et qui n’hésitent pas d’ajouter que «  la polygamie est indispensable pour le bon équilibre du foyer conjugal » !
Félicitons d’autre part tous les jeunes lecteurs qui ont plébiscité ce roman en lui attribuant un prix prestigieux, leur sensibilité, leur désir de liberté, d’égalité entre hommes et femmes, leur besoin de fraternité ayant sans aucun doute guidé leur choix si judicieux.

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